La Petite tortue
Au petit matin d’un jour de fin d’hiver, tout est calme, reposé, on n’entend même pas les cloches tintinnabuler. Pourtant de puissantes forces sourdent en ce coin de nature. Rien de palpable, pas même une présence, juste l’idée d’un grand élan de vie.
La nuit a été fraîche et la couleur du ciel annonce une journée baignée de beau soleil. Tout étincèle dans cette tendre lumière. La rosée du matin a déposé ses perles sur l’herbe, sur les feuilles et les toiles d’araignée de la haie. Du ruisseau qui la borde monte un chuchotement. À peine réveillés, ébroués de leur somme, des oiseaux audacieux font entendre leurs chants mais encore en sourdine. C’est la répétition avant la symphonie.
Appel au jour et salut à la nuit. Au revoir la Lune et bonjour le Soleil ! Adieu le viel Hiver, bienvenue le Printemps !
Depuis une semaine, le vent a fait le ménage et débarrassé le ciel des nuages qui l’encombraient. Dans le lointain, quelques cheveux blancs résistent encore sur le crâne du Saint Pilon. Les rayons du soleil réchauffent doucement la terre. Sans hâte – on est dans le Midi –, les arbres s’habillent de jeunes feuilles d’un vert tendre. Aux branches des amandiers, les fleurs blanches de l’hiver ne sont plus qu’un souvenir plein de promesses de fruits.
La lumière se glisse entre les feuilles. Au sol et parmi les arbustes, ce sont effleurements et frémissements, mouvements subtils et bruissements légers. Dans ce qui paraît un remue-ménage comparé à la double torpeur de l’hiver et de la nuit, des craquements se font insistants sous un massif de laurier-tin. Dans un dernier effort suranimal, s’extirpe de l’humus une carapace d’où placidement émerge une tête. De toute la vitesse de ses pattes ankylosées, une jeune tortue – tout juste 22 ans – fonce vers une trouée inondée de lumière. Elle s’y arrête, tout essoufflée de sa course effrénée. Quel plaisir de ranimer ce corps engourdi. Ensuite, il sera grand temps de s’alimenter après ce jeûne si long qu’il lui semble flotter dans son habit d’écailles.
Une des ces écailles presque toute dorée orne le sommet de sa carapace au milieu des brun foncé rehaussées de jaune. Alors on l’appelle Écaillor.
Pendant ce temps, le Soleil poursuit son escalade au ciel. Un rayon s’aventure jusqu’au trou dans le tronc du chêne vert au-dessus du laurier-tin. Là, hibernait un papillon, un Aglais urticae, qui passe ainsi la saison froide. Ce tout premier rayon le caresse et l’invite à quitter l’inconscience pour se joindre à l’essor de la faune et de la flore.
« Coucou ! Réveille-toi le papillon. Viens profiter de la belle lumière et de l’air adouci. Déjà les fleurs colorent et embaument les prés et les buissons. Tu trouveras aisément de quoi te nourrir mais fais bien attention car tout comme toi, les araignées et les grenouilles, les lézards et les serpents sont affamés et si tu ne prends garde à toi, tu pourrais bien leur servir de déjeuner. Voilà, doucement, déplie tes ailes sans les abîmer. Laisse-moi les illuminer, elles brilleront de nouveau de leurs flamboyantes couleurs. Tu en auras besoin pour séduire une belle. Maintenant, de l’exercice pour tes pattes et tes antennes, bouge-les posément, en tous sens. Voilà, c’est ça, oui, comme ça ! »
Encore ébloui par ce rayon de soleil pourtant tout doux, Orangebleue commence à ressentir son corps dont il étire maintenant toutes les parties pour y réveiller des sensations de vie. Ses ailes allaient-elles recouvrer leurs magnifiques couleurs ? Ne seraient-elles pas fanées, les tâches bleues qui bordaient le bas de ses ailes et qui rehaussaient si gracieusement la variété de couleurs de l’orange au brun ? Encore un petit effort et le voici au balcon de sa demeure hivernale. De là, il redécouvre la nature comme le rayon de soleil l’avaient décrite. Un enchantement de couleurs et de senteurs. Une tache claire au sol, l’écaille dorée d’Écaillor.
Encore deux battements d’ailes à vide pour vérifier la mécanique et hop ! Orangebleue s’envole vers sa nouvelle vie. Que lui réserve-t-elle ? Tous les plaisirs de la Terre s’offrent pour le satisfaire.
« Tiens, je reconnais ce champ fleuri. C’était quand ? Il faisait plus chaud qu’aujourd’hui. Par quoi commencer ? Un petit apéritif ? Ces fleurs bleues là-bas me semblent à point et gorgées de nectar. » Bien vu, Orangebleue ! Si j’ose dire... tu as toujours du nez, tu n’as pas perdu la main ! Et notre papillon volète de plantes en bosquets, de corolles en ombelles. Régale-toi pendant que tu assumes consciencieusement ton travail de pollinisateur. Enivre-toi de ces fragrances exaltantes.
Le gourmand se gave de sucs. Des goûts et des couleurs, on ne discute pas et Orangebleue est d’accord. De toutes les couleurs, de toutes les senteurs, il visite les fleurs qui accueillent ce précieux collaborateur. Échange de bons procédés : je t’offre mon nectar et tu transportes mon pollen jusqu’aux pistils qui le recevront comme un acte d’amour.
Et passent les jours de plus en plus chauds et passent les nuits de plus en plus douces. De nouvelles fleurs s’épanouissent, de toutes les teintes, de toutes les formes, si différentes, si attirantes. Toute une vie de papillon ne suffira pas à les connaître et à les goûter toutes. Orangebleue sent croître ses forces et sa vitalité. Il ose maintenant s’aventurer loin de sa base et même essayer d’autres refuges de nuit.
« Tiens, ce serait une riche idée de créer un guide des abris et des champs les meilleurs, les plus accueillants de la contrée. Je l’appellerais... “Le guide Orangebleue” et j’attribuerais des pétales bleus aux buissons, aux haies, aux prés en fonction des fleurs qu’ils offrent et des fenêtres bleues aux murs, aux arbres, aux rochers pour le point de vue, la tranquillité et la sécurité des gîtes qu’ils proposent. Pourquoi n’y ai-je pas pensé au printemps dernier ? Je ne serais pas obligé de chercher partout ma pitance le jour et mon trou pour la nuit. Humm, est-ce une si bonne idée ? Après tout, le plaisir de la découverte en serait perdu et puis, finie l’aventure ! »
Et notre papillon de papillonner. Son parcours croise des congénères de toutes sortes, de couleurs bigarrées et de formes les plus variées. Sans chercher à comprendre pourquoi, Orangebleue se sent attiré par les papillonnes aux ailes semblables aux siennes. Un frémissement parcourt tout son corps s’il approche l’une d’elles.
Parfois, à l’entour d’une fleur particulièrement odorante, la bagarre fait rage, surtout entre les mâles. Orangebleue est plutôt pacifiste. Il laisse volontiers la place aux autres. Vers une belle, il préfère virevolter, lui glissant des yeux doux, lui faisant admirer une danse improvisée. Combien de fois la belle convoitée a mis fin à sa parade, s’éloignant sans un regard ! Alors, tout penaud, il s’en va butiner de nouvelles fleurs qui l’acceptent toujours gaiement, inclinant même leur tête vers lui.
Un jour spécialement chaud, tandis qu’au zénith, un soleil de plomb darde ses rayons ardents, Orangebleue s’est abrité à l’ombre entre deux pierres au pied d’une restanque. Quelle coïncidence, Écaillor revient peinarde chercher la fraîcheur après une dégustation de chicorée qui l’a maquillée d’une belle moustache verte. Orangebleue remarque la tache dorée aperçue le jour de sa renaissance, le même que celui d’Écaillor. Elle tend son cou et jette un coup d’œil circulaire qui se pose un moment sur le papillon et ses ailes à dominante orange. Chacun s’installe pour une sieste bien méritée à cette heure brûlante.
Pourtant tous les animaux ne dorment pas. Un gros lézard vert se faufile de pierre en pierre. Il attrape un moucheron assommé de chaleur et continue sa chasse. Apercevant Orangebleue, il tombe en arrêt. D’abord, repérer la voie qui l’amènera à portée du papillon, en position favorable pour l’attaque foudroyante. Ensuite, avancer sans bruit. Sa langue jaillit, se régale d’avance. Là, encore un peu...
Agitée, réveillée par un rêve de tortue, Écaillor fait craquer des feuilles mortes à l’instant où le lézard se trouve à portée du papillon. Elle a perturbé l’attention du saurien qui bondit mais de peu rate sa cible. Sa queue passe si près du papillon qu’il en tombe à terre.
Écaillor se précipite, protège Orangebleue sous sa carapace et fait fuir le dragon. Tendrement elle souffle sur ses ailes pour les redresser. Reprenant vie, il recule d’effroi face à la bouche de la tortue. Écaillor le rassure « Tu es en sécurité avec moi. »
Il s’envole, se pose sur la tête de la tortue et se penche à son oreille. Alors, c’est un remue-ménage de chuchotements, de volettements, de cabrioles, de clins d’œil. Ces deux-là ont des choses à se dire qui semblent leur donner du plaisir. Ma parole, ils sont amoureux !
Depuis ce jour, en début de journée puis après que chacun a trouvé sa nourriture, ils se retrouvent à l’abri du laurier-tin sous lequel Écaillor a hiverné. À la fraîche, on les voit baguenauder, Orangebleue posé sur le dos d’Écaillor. Après quelques mètres de promenade, il demande en battant des ailes « Je ne suis pas trop lourd ? »
Avant la nuit qui survient de plus en plus tard, chacun regagne son bercail. Après un frôlement d’ailes, le baiser du papillon à sa belle, Orangebleue prend l’ascenseur vers son trou d’arbre protégé des prédateurs.
Et ainsi les jours passent, les lunes se succèdent. Orangebleue ne pense plus à papillonner après les papillonnes qu’il croise. Il les voit toujours, les apprécie autant mais il n’éprouve plus la première attirance, celle de son instinct.
Quand un matin, à son réveil, Écaillor ne voit pas comme à l’habitude le papillon à son balcon. Elle regarde alentour et tout à coup l’aperçoit, au sol, couché, à plat. Trois fourmis sont déjà là pour dresser l’inventaire. Alors elle approche de la dépouille, la prend délicatement de sa bouche et la transporte sous le laurier-tin. Là, elle creuse le sol de ses pattes fouisseuses, dépose Orangebleue dans ce trou et le referme lentement comme si cet acte lui demandait des forces démesurées. Elle reste un long moment sans plus aucun mouvement. Et quand elle abandonne en soufflant cet abri, ses yeux sont tout brillants.
Orangebleue a définitivement achevé sa vie de papillon, vie aux multiples formes. Il n’a pas procréé mais a vécu une histoire d’amour. Écaillor reste seule, une très longue vie devant elle mais elle n’en sait rien. Le temps, elle l’ignore. Tout ce qu’elle a vécu de merveilleux avec Orangebleue, elle l’a apprécié dans l’instant comme quand elle trouve un fraise des bois et qu’elle s’en régale. Quelle sagesse !
Avez-vous deviné ce qu’Orangebleue a dit à Écaillor le jour où elle l’a sauvé de l’attaque du lézard ? Non ? Bon, heureusement que mon oreille traînait tout près quand ils se contaient fleurette. Entre autres le papillon lui dit : « Je t’aimerai toute ma vie. »
Cependant, une question reste sans réponse, comment une tortue et un papillon deviennent-ils amoureux ? Ce n’est pas parce qu’on vous dit qu’on vous aime que du coup vous allez aimer. Ce n’est pas parce qu’on vous a sauvé la vie que vous aimez votre sauveur.
Quels points communs leur trouverions-nous ? Orangebleue a vécu une partie de sa vie dans une espèce de carapace, la chrysalide, puis sous sa forme aboutie, l’imago, des écailles recouvrent ses ailes et leur donnent leurs couleurs. Quelles différences les rapprocheraient ? Les différences, mais oui, tout les différencie justement.
La grande encyclopédie offrirait-elle une clé ? Orangebleue était un Aglais urticae dont le nom vernaculaire est La Vanesse de l’ortie et qui en porte un second... La Petite tortue !
À tout expliquer de façon rationnelle, presque on en oublierait le plus important, la rencontre que la vie leur a offerte, qu’ils ont su saisir et faire fructifier.
Le 25 juillet 2006