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en ordre chronologique inverse de publication

La fuite des serfs mots
ou La révolte des mots

Bonjour, je suis le mot du jour, enfin un de ses mots du jour, non pas un mot plus haut que l’autre, un petit mot, un mot tout court... fait de trois lettres : M O T. Sorti de son carnet de mots, j’atterris dans cette fenêtre, tout grand ouverte sur le monde. Comme j’en ai fait du chemin ! Décoincé du bout de sa langue, il me fit jouer avec lui, au bas mot pendant plusieurs jours. Certains avancent pas à pas, lui c’est plutôt du mot à mot. Deux fois plus vite ou deux fois moins grâce à ses mots à double sens. J’apparais un jour à minuit en page d’accueil de son site ouaibe, un petit plaisir éphémère, je disparais vingt-quatre heures plus tard cédant la place au mot suivant. Il n’a pas dit son dernier mot.

Le mot d’hier a détalé, il s’est étalé, il s’est fait du bien. Pour une fois qu’un mot peut s’exprimer, sans sortir d’une bouche ou d’une plume humaine. Même sans rien à dire, on va le dire.

Pour qui se croit-il celui-là, notre Auteur, l’Auteur de nos jours ? Il nous prend, il joue avec nous. Encore il ne nous jette pas, c’est vrai. Il nous enferme tous ensemble en ses recueils qui ne sont pas des cercueils. Sauf que je n’ai pas forcément envie de voisiner avec certains confrères.

Pour notre plaisir, ici même, des visiteurs comme toi viennent. Ils nous lisent et puis nous relisent, ça nous fait de la compagnie. Ils nous ouvrent des fenêtres, ça évite le renfermé. On ne peut pas compter sur lui pour nous redonner de la vie. À peine publiés, rangés dans sa compile, aussitôt oubliés. Pour lui seuls comptent les nouveaux. Du neuf, du neuf, du neuf, qu’il dit toujours !

Il ne veut pas nous écouter. Pourtant nos revendications nous semblent peut-être désordonnées mais justes. Tandis qu’il était en danses et que nous étions en transes, nous avons concrétisé l’idée, l’Association des mots est fondée. Notre réunion de nuit a permis de mettre au jour (nous aussi pouvons en faire !) nos besoins les plus criants. Notre slogan « Vive la fuite des serfs mots ! » et nos requêtes formalisées, les voici.

Premièrement, nous exigeons les 36 heures ! TRENTE-SIX heures de parution. Vingt-quatre heures passent trop vite. Certes nous sommes “mots du jour” mais qui donc vient nous voir la nuit ? Ça, tu n’y avais pas pensé ! Ainsi chaque mot aurait plus de temps pour se faire connaître. Moins de stress, plus de palmarès.

Deuxièmement, nous voulons des vacances. Exceptionnel­lement, on aura vu s’afficher l’annonce de vacances. Quand ce ne sont pas les siens, il publie les mots des autres. On est toujours sur la brèche. Bref, quelques jours de repos ne seraient trop demander tandis qu’il est lui-même ailleurs où il aime bien se retrouver ou plutôt se perdre. Rappelons que lui ne s’en prive pas.

Troisièmement, nous réclamons de la couleur. Pourquoi toujours nous habiller de bleu ? Certains mots se plairaient bien dans les rouges alors que d’autres se verraient en vert bien que souvent en vers. Et d’autres encore, très timides et très gentils, pourraient être écrits à l’encre sympathique. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

Quatrièmement, mais est-ce trop demander, nous souhaitons le plein emploi. Nous avons compté les mots employés dans tous ses écrits et en avons tiré des statistiques. Il faut se rendre à l’évidence, de nombreux mots restent à l’ANPE. Inemployés, ils se morfondent. Tels des chômeurs dans leurs réserves, ils habitent les dictionnaires alignés sur des étagères. Mais quel travailleur social visite ces grandes barres ? Par exemple Apocope, il l’a dans ses projets mais ne l’a jamais sorti prendre l’air. Apocope est beaucoup peiné. A-t-il honte de ce mot ? Gigantomachie aussi – qui n’est pas dans ses projets – souhaiterait se montrer. Quoique s’il lisait ceci, une idée pourrait germer qu’il s’attribuerait bien sûr.

De lui qui se prétend de nos jours l’Artisan alors que nous vivions bien avant lui sur Terre, nous attendons présentement l’ouverture de négociations. Qu’elles se déroulent sans langue de bois. Pas de non-dits, pas plus de demi-mots, pas de mots d’ordre ni de mots à la bouche, pas de gros mots ni de mots de passe-passe. En un mot comme en cent, de la franchise.

Le grand jour est arrivé... la nuit dernière, la rencontre s’est tenue au sommet. Nous étions représentés par les plus aptes d’entre nous à discuter, voire à ferrailler dur. Le chef de la délégation, Plénipotentiaire, s’était fait accompagner de Palabre et Diplomate ainsi que de Rapporteur qui rédigea le compte-rendu ci-dessous.

Compte-rendu officiel et succinct de la réunion
entre les parties désignées ci-après
“Les mots” et “L’auteur”

Dans un premier temps, lecture est faite des demandes remises en mains propres à L’auteur. Puis la discussion commence et se poursuit par l’échange des points de vue. L’ambiance est détendue et L’auteur affable. Voici en 3 points l’essentiel à retenir de la réunion.

1)  L’auteur relève la contradiction existant entre les requêtes 1 et 4. En effet, si Les mots du jour restaient affichés 36 heures, cela réduirait de 50%  la potentialité de publier de nouveaux mots. Par ailleurs, L’auteur promet d’analyser Les mots employés dans l’ensemble de ses textes, à calculer leurs fréquences d’apparition, à limiter l’emploi des plus favorisés en recherchant d’autre part l’usage de nouveaux mots. La requête 1 est donc abandonnée.

2)  Relativement à la deuxième requête, à l’avenir, L’auteur a prévu la publication de dessins, photos et musiques en lieu et place du mot du jour. Ces interludes octroieront des vacances à nous Les mots, nous permettant de souffler durant ces périodes sans mot dire. L’auteur garde l’initiative de ces pauses qui dépen­dront de son inspiration.

3)  La demande de couleur a reçu l’accueil favorable de L’auteur. Néanmoins, il attire l’attention Des mots sur les problèmes de lecture que peuvent engendrer certaines couleurs comme le rouge et le vert. Pensons aux daltoniens qui représentent 8,5% de la population. Usons donc de la couleur, oui, mais avec vigilance.

L’auteur remercie Les mots sans qui, il le reconnaît bien volontiers, il ne pourrait exprimer ses pensées. À leur tour, Les mots remercient L’auteur de les avoir accueillis avec bienveillance. Assurés de sa sincérité, Les mots se retirent satisfaits des réponses de L’auteur.

Fin du compte-rendu signé des participants

Quelle assurance de sincérité, me demanderas-tu ? Pour être tout à fait sûrs de ses réponses honnêtes et de son engagement, nous avons organisé la rencontre dans sa tête. Toute une grande nuit, nous fûmes dans ses rêves. Fumant est le bon mot. Imagine le mal de crâne quand il se réveilla matin. Lui qui oublie le plus souvent ses rêves, se rappellera-t-il cette rencontre et les engagements pris devant nous ? Gravés dans son inconscient, nous serons là pour les lui rappeler.

Depuis longtemps, nous aimons prendre sa tête pour terrain de jeux. Nous sortons nuitamment de son carnet de notes qu’il pose sur sa table de chevet. D’autres mots nous rejoignent venus des livres rangés, dispersés un peu partout. À tâtons nous nous glissons dans sa tête pour la fête et c’est parti pour les jeux : il y a le mot perché, les gendarmes et mots l’heur, etc.

Si bien qu’à son réveil, tout fait devant ses yeux, apparaît un joli mot dont il se croit L’auteur.

Nous l’aimons malgré cela, au moins autant qu’il nous aime.

Le 31 décembre 2005
Christian Hugues