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en ordre chronologique inverse de publication

Plier sa vie...

Toute sa vie, l’homme plia sa vie. Il classait, il rangeait chaque instant dans la commode, la grande commode à trois tiroirs, la commode aux souvenirs.

Les heureux dans le tiroir du haut, le tiroir brillant, dégoulinant de lumière, d’étoiles, et de soleils généreux et chaleureux. Quand il ouvrait ce tiroir, la pièce entière s’illuminait. Il lui suffisait de l’entrouvrir quand dans sa vie il faisait sombre. Comme les cartes postales qui nous rappellent que quelqu’un a pensé à nous à l’autre bout du monde. Même pas nécessaire de les sortir pour s’en trouver régénéré. Ce tiroir se remplissait toujours et jamais ne se vidait. Ici, chaque souvenir rangé gardait toujours sa dimension et sa brillance. Un arc-en-ciel des bleus éclatants aux rouges les plus vifs, tout cela sans pluie sauf celle d’étoiles.

Les malheureux dans le tiroir du milieu. Il l’ouvrait en tournées d’exploration, en période de fouilles. Après un temps de “purgatoire”, après moult examens, analyses, études et traitements, certains descendaient d’un étage. D’autres passaient à l’étage supérieur, question de point de vue, question de temps, question de recul, question d’abandon et d’acceptation. Ce qui semble affligeant ce jour s’avérera plus tard déchargé de douleur, révélateur de sens, inventeur de voies nouvelles et d’orientations qui seraient restées inexplorées sans cet événement éprouvant de l’instant.

Le tiroir du bas recevait les classés. Ni oubliés ni effacés, mais rangés sans idée d’y revenir... Quoique ! En raison du “au cas où”, du “on ne sait jamais”, du “ça peut toujours servir”, chacun était soigneusement empaqueté, ficelé, étiqueté... toujours “au cas où”. Et voici qu’il lui arrivait d’en ressortir un, à la survenance d’un fait nouveau, d’une pensée révélatrice, d’un éclair d’intelligence, d’une goutte de clarté, d’une illumination aussi soudaine qu’impromptue. Alors il dénouait la ficelle, ouvrait l’emballage, défroissait et repassait ces instants passés au fer réglé sur doux et sans vapeur, puis il repliait, reficelait et rangeait le tout après avoir griffonné l’étiquette.

Il semble que le but ultime et capital de sa vie fût de vider le tiroir du milieu...

... avant de partir ailleurs

Le 26 avril 2010
Christian Hugues