Décroche-moi la Lune !
Un doux soir d’été, une campagne que la Lune illumine de sa lumière blafarde tandis que deux ombres dans l’ombre se glissent.
Sur le chemin en bordure de l’étang, Juliette et Roméo se promènent main dans la main et se chuchotent des mots tendres et doux.
–Mon Roméo, tu parles, tu parles bien, tes mots me font rougir de plaisir, tu parles d’amour mais j’aimerais que tu m’en donnes une preuve.
–Ben oui, Juliette, je veux bien mais quoi ? Quelle preuve ?
–Hé bien… Offre-moi... tiens, une grenouille magique, un renard bleu… Heu… Tiens, j’ai trouvé, décroche-moi la Lune !
–Bon, c’est pas rien ! Heu, enfin… La Lune… D’accord ! bredouille-t-il en commençant déjà à imaginer comment l’attraper.
Il y a bien la longue échelle de grand-père, celle qui sert à cueillir les fruits du grand cerisier qui trône au beau milieu du jardin. Et le soir même, dès que la Lune est levée, il pose l’échelle dans l’arbre, grimpe, et arrivé au sommet, constate dépité qu’elle est trop courte. La Lune reste hors d’atteinte.
Ah mais il y a la canne à pêche, celle à lancer de tonton Charles. Et le lendemain soir, il l’emprunte en cachette car son oncle ne l’aurait jamais prêtée à cet écervelé, ce casse-cou de Roméo. Comme lui appris son cher oncle, il fait tournoyer la canne, de plus en plus vite, libère le moulinet et lance la ligne de toutes ses forces mais l’hameçon retombe sans avoir accroché la Lune.
Et monter à l’échelle et du sommet, relancer la ligne ?… Patatras ! la branche d’appui casse, l’échelle, la canne et Roméo cramponné au bout tombent à terre… Ouf ! rien de cassé, ni l’échelle, ni la canne, ni Roméo qui s’en tire avec une égratignure au genou et se dit « Allez, au lit et réfléchissons. »
Comme on le sait, la nuit porte conseil et au matin, un plan infaillible a germé dans sa caboche.
Grand ami des animaux du jardin de grand-père, Roméo va trouver le grand papillon “Flambé” aux ailes blanches rayées de noir et lui présente son idée mais le papillon fait la moue. En effet, il s’agirait de collaborer avec une araignée qui parfois piège des papillons dans sa toile et les croque. Il ne lui en veut pas, c’est la nature mais quand même…
La persuasion de Roméo l’emporte et Flambé posé sur son épaule, ils s’en vont tous deux au garage quérir “Pholcus”, l’araignée aux grandes et fines pattes souvent confondue avec la faucheuse des jardins. Roméo présente son plan dont une clause, si elle l’accepte, consiste à ne plus dévorer de papillons… D’accord ! concède-t-elle. Le papillon est loin d’être sa principale nourriture. Puis viennent les détails du plan.
À la tombée de la nuit suivante, les voilà tous trois dans le jardin sur le pied de paix, au pied du grand cerisier.
Pholcus déroule son fil, l’attache au tronc et invite Flambé à s’installer sur son dos. Le papillon est costaud et l’araignée légère. Il l’agrippe de ses six pattes et prend son vol, l’araignée produisant son fil dont on sait qu’il est bien plus solide que l’acier, à diamètre égal bien entendu.
Roméo les suit des yeux, ravi et inquiet à la fois. Bientôt ils ne sont plus qu’un point dans le ciel au bout d’un fil brillant. Et puis plus rien. Une attente angoissante commence !
Mais voyons comment ça se passe à l’autre bout du bout du fil. Flambé bat des ailes tranquillement en économisant ses forces et Pholcus produit son fil inlassablement. Les voilà maintenant aux abords de la Lune. Ils en font le tour, une fois, puis deux par sécurité, attachant le fil autour de l’astre. Et les voilà repartis vers la Terre et le jardin.
Roméo saute de joie en apercevant ses amis de retour glissant sur le fil tendu.
Mais comment vont-ils amener la Lune jusque dans le jardin ? Ce n’est certes pas le papillon, ni l’araignée, ni même Roméo qui auraient assez de forces pour cela.
Oh ! Il a pensé à tout, le malin Roméo. Voyez-vous cette silhouette massive, ce corps musclé, ces pattes solides et ce cou puissant ? C’est Bobo, le bœuf du voisin que Roméo avait sollicité la veille et qui avait accepté cette mission capitale.
Bobo s’approche et avec sa corne de droite attrape délicatement le fils, balance sa tête à droite et l’enroule autour de sa corne de gauche. Il balance sa tête à gauche puis à droite, et fabrique un écheveau comme Roméo l’a fait maintes fois avec de la laine pour sa mère.
Flambé volette autour du bœuf, Pholcus saute sur ses huit pattes et Roméo sur ses deux pieds en poussant des cris d’encouragement. Et la Lune commence à se rapprocher, elle s’approche de plus en plus. L’aube commence à colorer le ciel en rose quand, toujours aussi souriante, la Lune est déposée au pied du cerisier.
Émerveillé, un peu surpris mais tout heureux qu’elle ne soit pas plus grande, Roméo range la Lune dans la vieille lessiveuse qui s’ennuyait depuis l’arrivée du lave-linge et retrouve là une utilité suprême. Il congratule ses trois amis à quatre, à six et à huit pattes, et tirant la lessiveuse sur un chariot à roulettes, file réveiller Juliette tout intriguée par cet attelage.
Quand elle soulève le couvercle et découvre la Lune qui lui sourit de si près, Juliette croit défaillir. Elle laisse éclater sa joie en riant aux éclats et en claquant de gros baisers sur les joues toutes rouges de Roméo. Ne lui répétez pas, j’ai même vu poindre une larme au coin de son œil. Il l’aide à monter la lessiveuse dans sa chambre et la laisse à sa jubilation. Une Lune pour elle toute seule ! Quelle fête ! Dans la journée, plusieurs fois elle entrouvre la lessiveuse, admire la douce lumière et le gracieux sourire de SA Lune.
Le lendemain, Juliette va revoir sa Lune mais la trouve pâlotte. Son sourire s’efface lentement. Et quand, dans la soirée, elle retrouve Roméo pour leur promenade romantique, ils réalisent tous deux que le ciel reste noir. Certes les étoiles brillent mais plus faiblement leur semble-t-il. Il manque le cercle ou la portion de cercle brillant qui leur clignait de l’œil dans la nuit, et allumait des éclats dans leurs yeux amoureux.
Ils réalisent que tous les amoureux du monde ont perdu leur astre fétiche, leur porte-bonheur. Celui qui illumine les mares, découpe des ombres chinoises. Juliette reconnaît son erreur et solennellement déclare à Roméo que son bonheur sera gâché tant que la Lune n’aura pas retrouvé sa place dans le ciel. Oui, car en plus du plaisir offert aux amoureux, elle fait du bien à la Terre, sert de repère aux jardiniers, anime les marées et donne vie aux côtes marines avec l’alternance d’air et d’eau.
Les journaux du soir avaient fait leur une sur la disparition de la Lune, aucun explication plausible n’était donnée.
Ah ! Ça, Roméo ne l’avait pas prévu ! Remettre la Lune à sa place ? Heureusement, lui qui a environ une idée par seconde entrevoit immédiatement une solution.
“Titou” (Christophe Lamaison pour rafraîchir la mémoire aux initiés), père d’Antoine, le meilleur ami de Roméo, a été rugbyman international et surtout le plus fameux buteur de tous les temps au record de buts toujours inégalé.
Bien humblement, il va le voir, lui expose la situation du début à la fin sans rien omettre et le supplie de tenter le coup, c’est le cas de le dire. Très ému de cette histoire, ce grand gaillard de Titou accepte.
Le soir même, Juliette et Roméo transportent la lessiveuse dans le jardin de Titou. Pas d’arbres alentour, une pelouse verte et courte, plus belle que celle du Parc des Princes, l’endroit idéal. Sortie de la lessiveuse, la Lune ne brille pratiquement plus.
Titou pose minutieusement la Lune sur le petit monticule créé d’une talonnade dans l’herbe. Il recule. Cinq pas, dix pas, vingt pas. Voilà, c’est suffisant. Titou se concentre, il prend son élan et botte… « Oh la, la ! Bravo le petit ! » aurait dit ce cher Roger Couderc !
La Lune a retrouvé sa place dans le ciel tout noir où elle brille déjà et sourit encore plus qu’avant. Bon, son mignon minois s’orne en bas et à droite d’une jolie petite bosse mais celle-ci disparaîtra bientôt.
Juliette et Roméo se félicitent en embrassant Titou et Antoine de toutes leurs forces.
Juliette pose sa tête sur l’épaule de Roméo, Antoine est très fier de son papa, Flambé virevolte à tout va sous les huit yeux attendris de Pholcus, tandis que Bobo continue de balancer sa tête, aussi heureux qu’en amenant la Lune sur Terre.
Le 29 juillet 2015