Après une longue période d’amateurisme, la tâche de compte-manifs (qui s’appelait à l’origine “compteur de manifestants”) fut enfin confiée à des professionnels formés aux mathématiques appliquées en sociologie, aux statistiques et autres matières autant scientifiques et analytiques qu’humaines au cours d’un tronc commun de quatre ans, ce qui nous fait déjà de ces étudiantes et étudiants des “bac+6”. Après quoi vient l’heure du choix délicat entre deux filières : la première qui les dirigera tout droit vers l’embauche dans les services des Renseignements généraux (la voie royale), de la Police nationale, des Préfectures, bref, des services officiels et gouvernementaux ; la seconde débouchera vers des postes dans les syndicats et les partis politiques surtout d’opposition sachant que l’alternance conduit les partis à se retrouver alternativement dans l’un et l’autre camp.
Pourquoi deux filières ? Eh bien, tout simplement parce que les méthodes de calcul y sont fondamentalement différentes. Sans entrer dans des détails où je ne vous mènerai pas malgré le plaisir de nous y perdre ensemble, je vous dévoilerai qu’en gros, d’un côté, on compte les têtes (et surtout celles qui reviennent) tandis que de l’autre, selon les écoles, on compte les yeux, ou les oreilles, ou les pieds voire les pieds et les mains, voire encore les doigts des mains. Adviennent ensuite les multiples pondérations circonstancielles ou appliqués en fonction des demandes. Ces méthodes divergentes induisent de légères variations entre les résultats annoncés par les uns et les autres services ayant commandé les comptages.
L’exercice de ce métier exige une grande mobilité à la fois géographique et locale puisqu’il s’agit de suivre les manifestations où qu’elles se déroulent dans tout le pays, les départements et territoires d’outre-mer... En effet les instances locales ont souvent des moyens insuffisants pour ouvrir des postes de compte-manifs à plein temps et en CDI. Il impose aussi de suivre la manifestation et même de la précéder bien avant et tout au long de son parcours afin d’identifier les meilleurs points de mesure et de s’y poster en bénéficiant d’un point de vue imprenable et à la fois protégé des débordements éventuels qui pourraient survenir inopinément.
La seconde exigence de mobilité ou plutôt flexibilité cette fois est celle de l’emploi. En effet lorsque l’employeur qui était dans la majorité se retrouve dans l’opposition ou vice versa, le compte-manif se doit d’en changer sous peine de ne plus répondre aux critères de résultats attendus de lui, à moins de suivre l’autre année de spécialisation, celle qu’il n’avait pas initialement choisie.
Comment se dessine maintenant l’avenir de la profession ? Après une ère florissante, les difficultés économiques ont ouvert une période de manifestations aussi imposantes que raréfiées au profit de plus petites manifestations, mais plus nombreuses et disséminées. Du fait, les tâches ont progressé en intensité tandis qu’elles sont réalisées sur des durées plus courtes et inégalement réparties dans l’année et sur le territoire.
Comme dans bien des domaines, la recherche en comptage de manifestants manque atrocement de moyens. Pourtant la mise en œuvre de techniques modernes permettrait, tout en réduisant leur coût, d’augmenter la précision des comptages. Mais est-ce seulement le vœu d’un bord comme de l’autre ? On connaît certains dirigeants qui se passeraient largement de mesurages et seraient tout prêts à annoncer le nombre de participants avant même le début de la manifestation.
Parmi les nouvelles techniques, les chercheurs pourraient mettre au point un appareil de comptage exploitant la présence généralisée du téléphone mobile dans les poches des manifestants. Un seul compte-manif pourrait mettre en œuvre et télécommander plusieurs de ces appareils judicieusement placés en des points stratégiques, puis recueillir et traiter comme il se doit les informations enregistrées. Solution encore plus sophistiquée, le comptage par satellite. Celle-ci ne laisserait en charge des compte-manifs humains que les manifestations se déroulant en des lieux fermés ou par temps couvert. On voit que de telles solutions entraîneraient à terme la réduction considérable des compte-manifs voire la disparition de ce métier.
Heureusement les gouvernements successifs, quels que soient leur orientation et leurs penchants, s’ingénient à créer avec succès les conditions nécessaires à l’éclosion tant spontanée qu’organisée de manifestations, le plus souvent de protestation malheureusement.
Pourtant les manifestations de plaisir et de joie existent que certain ministre de la Culture sut créer puis développer. Celles payantes ne réclament pas l’intervention de compte-manifs puisqu’il suffit de compter les entrées vendues alors que celles dont l’accès est gratuit, qu’elles se déroulent en plein air ou en salle close, requièrent tout naturellement le comptage des participants. Pour maintenir le plein emploi dans cette belle profession, il suffira de multiplier ces dernières manifestations, gratuites, joyeuses, réjouissantes et heureuses... pour le plus grand bonheur des populations et des compte-manifs.
Le 1er avril 2009
N.D.L.E.
- Agoraphobie : peur des espaces libres et des lieux publics
- Ochlophobie : peur de la foule
- Pantophobie : peur de tout
- Phobophobie : peur d’avoir peur