Accueil
Contes
et autres textes
Contes
et autres textes
en ordre chronologique inverse de publication

L’arc-en-ciel

Goûtdevie, jeune goutte d’eau jouait avec ses sœurs. À celle qui prendrait la couleur la plus verte, la plus bleue, la plus claire ou la plus chatoyante et ainsi la mer offrait des reflets changeants. À celle qui sauterait le plus haut, le plus longtemps, l’une après l’autre, en espèce de “olla”, ainsi se formaient les vagues. À celle qui embrasserait le plus de gouttes d’air en surface de l’eau et ainsi s’épanouissait la blanche écume à la crête des vagues.

Parfois des gouttelettes s’unissent pour former une goutte plus grosse, plus vigoureuse aussi. Nous les humains, nous connaissons très mal ces gouttes que tous les jours nous côtoyons sans leur prêter l’attention qu’elles méritent. Nous les croyons toutes pareilles. D’ailleurs ne dit-on pas «... qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. » Alors que rien ne ressemble moins à une goutte d’eau qu’une autre goutte d’eau, du moins si l’on prend la peine d’approcher le vaste monde des gouttes.

À observer leur vie, les humains en tireraient de nombreux enseignements. Par exemple, elles aiment à se grouper tout en conservant leur autonomie, ce qui les fait percevoir comme une masse compacte mais fluide. Elles aiment aussi la solitude. Vous en voyez parfois courir sur une vitre, s’arrêter, puis rejointe par une autre goutte, repartir ensemble. Une goutte isolée finira par disparaître. Elle n’est pourtant pas morte, elle est juste évaporée, juste invisible à nos yeux.

Mais revenons à Goûtdevie et à ses jeux d’eau. Et parmi ceux-ci, il y avait celui de se faire minuscule, de se laisser emporter par les vents. Ainsi naissaient les embruns.

Goûtdevie, la fine goutte se sentait pousser des ailes. Elle rechercha une bouffée d’air, sauta dessus et s’envola au ciel d’où elle découvrit l’immensité de sa mer natale, la mer où elle avait vécu jusque-là sa vie de goutte d’eau. Le vent berçait Goûtdevie. De se laisser porter, comme elle était heureuse. Quelle vision prodigieuse ! Bientôt de cette mer, elle perçut les limites car son voyage la conduisait déjà au-dessus des terres. Contrairement à la mer si vivante, en perpétuel remous, la terre semblait figée, pétrifiée dans une inquiétante immobilité.

À cet instant, elle sentit une peur sourdre en elle. Quelle folie l’avait prise de s’éloigner de ses sœurs ! Comment allait-elle les retrouver ? Le vent s’était renforcé, l’entraînait plus loin, plus haut. Elle aperçut d’autres gouttes emportées en l’air comme elle et qui ne semblaient pas effrayées pour autant. Quand son attention retourna vers les nouveaux paysages qui défilaient sous elle, elle fut fascinée par les couleurs dont la terre était parée. Des couleurs inconnues. D’étincelants jaunes, brillants comme des soleils. Des verts légers, d’autres bronzés si différents de ceux des algues qu’elle connaissait. Allumés au feu du soleil couchant des bruns viraient jusqu’au rouge.

Grimpant encore en altitude, elle rencontra d’autres gouttes dont cette fois, elle osa s’approcher puis échanger ses impressions devant ces visions fantastiques. De ces lignes, de ces formes, de ces couleurs, de ces volumes, de cet univers entier, elle voulait apprendre tout. Car elle avait compris qu’elle en apercevait seulement le début.

En fait, elle se sentait si bien dans cet état d’exploratrice qu’elle n’éprouvait plus aucun désir de redescendre. Elle eut pour seul projet de rester dans les nuages, comme nous disons nous, pauvres humains terriens. Goûtdevie, elle, ne disait pas comme ça puisque les nuages, elle et ses sœurs les fabriquaient, les dessinaient en se groupant pour voyager en bonne compagnie. Vous avez remarqué, partager un plaisir avec des gens aimés décuple ses bienfaits.

Réunies à bien d’autres gouttes en un long nuage blanc, Goûtdevie et ses copines se lançaient dans un tour du monde. Au gré des vents, l’assemblée des gouttes voyageait dans le ciel. Elles conservaient entre elles une certaine distance. Si elles disposaient de plus d’espace vital, elles ne se touchaient plus qu’exception­nellement cependant qu’en mer, elles sont si serrées l’une contre l’autre qu’un observateur extérieur, un humain par exemple, ne distingue plus qu’une masse d’eau mouvante. Malgré l’étrangeté de cette situation, toutes se sentaient très liées, certainement par quelque autre loi de la physique des fluides que je ne vous expliquerai pas ici.

Le voyage se poursuivait au-dessus d’étendues d’eau plus vastes encore que la mer où elle avait vu le jour. Elle jouissait de loin des effets des jeux qui l’amusaient tant durant sa vie aquatique. Les marbrures des courants capricieux, les couleurs moirées et la transparence d’autres zones d’eau. Dans ces moments, Goûtdevie pensait souvent à ses sœurs restées en mer, sœurs dont elle fut si proche et même en fusion totale.

Rencontrant d’autres terres, l’infini paysage qui s’offrait à sa vue se transformait sans cesse et en particulier, quand le soleil s’était caché, des points lumineux apparaissaient, clignotaient, se déplaçaient et disparaissaient sur terre. Comme autant de nouvelles étoiles, des étoiles éphémères, des étoiles d’en bas tout aussi variées que celles du ciel profond et noir de la nuit.

Dans leurs conversations, Goûtdevie entendit des gouttes parler de ce fabuleux voyage. Toutes racontaient qu’il avait une fin en forme de retour. Et que, pour une goutte d’eau, le plus extraordinaire des retours vers sa mer et le plus long aussi passait par la terre qu’elle survolait en cet instant.

On disait encore que descendre du nuage serait bienfaisant à la terre. Cette terre a besoin d’elles, cette terre a besoin d’eau.

« Moi si petite, se disait Goûtdevie, comment pourrai-je apporter du bien à cette immense terre ? » En réponse, elle apprit que le moment venu, elle et ses amies descendraient ensemble sur la terre.

Goûtdevie s’inquiéta du nouvel inconnu et de l’inimaginable parcours dans lequel elle se lancerait. Devenues si proches, elle et ses nouvelles amies allaient se séparer encore. Qu’allaient-elles devenir ? Se retrouveraient-elles un jour ? Ah ! Quel bonheur ce serait de continuer ce merveilleux voyage en si bon équipage ! Mais voilà, se laisser tomber sur terre ferait œuvre utile. Alors...

Pour se donner du courage dans cette entreprise aussi périlleuse que généreuse, les gouttes se rapprochèrent les unes des autres et se serrèrent de plus près. Pendant qu’elles se rassemblaient par petits groupes formant des gouttes plus grosses, le nuage s’épaississait, s’obscurcissait et descendait lentement vers la terre en y projetant une ombre de plus en plus sombre et menaçante. Pourtant le soleil brille toujours au-dessus des nuages et les gouttes rayonnaient comme jamais. Il vint une idée à Goûtdevie.

En plus de la bonne œuvre faite en tombant sur terre, pourraient-elles en réaliser une esthétique et magnifique ? Elle avait déjà vu le phénomène auquel elle pensait. Il se produisait aussi rarement que brièvement tandis qu’elle et ses sœurs jouaient à saute-mouton sur la mer.

Elle appela les gouttes autour d’elle et leur exposa son plan en leur demandant de le transmettre à leurs voisines, si elles étaient d’accord. Toutes le trouvèrent tout simplement génial. Même les gouttes qui avaient auparavant accompli ce parcours, et bien plus d’une fois. Dès lors, elles en furent tout excitées. Et comme électrisées, elles s’agitaient en tous sens dans le nuage qui persistait à se rapprocher de la terre.

Quand l’accumulation de cette électricité positive atteignit son comble, des éclairs zébrèrent le nuage, touchant violemment la terre comme pour indiquer aux gouttes le chemin à suivre. Elles en furent terrifiées car chaque éclair s’accompagnait d’un bruit assourdissant. Le nuage vibrait tout entier sous les tonnerres et les mouvements désordonnés des gouttes tourmentées.

Il était temps de quitter ce nuage pris de folie et se donnant le signal, elles se jetèrent l’une après l’autre dans le vide. Suivant l’idée de Goûtdevie, en tombant, chaque goutte attrapa un rayon de soleil et découpa sa lumière en sept couleurs.

Les humains, les premiers sur terre en ces temps anciens, accueillaient avec gratitude cette pluie qui leur apportait la vie. Levant les yeux vers le ciel, comme pour le remercier, ils restèrent fascinés.

D’un bout à l’autre de l’horizon, gigantesque et majestueux, lumineux et multicolore, se déployait devant leurs yeux émerveillés le cadeau conçu et offert par les gouttes d’eau, un arc-en-ciel, le premier arc-en-ciel.

Le 29 octobre 2005
Christian Hugues